La question reste entière. Govindan nous invite à réfléchir profondément sur ces questions dans le but d’aligner notre pratique de Yoga avec nos convictions, nos valeurs et aspirations religieuses profondes.
Je reprends son article dans son intégralité car il mérite réflexion, voir discussion.La Cour Suprême du Québec a dit « oui », après que j’eus témoigné durant 12 heures réparties sur trois jours. Je me souviens de la dernière fois où j’ai été interviewé pour savoir si le Yoga est religieux, c’était à la Cour Suprême du Québec au Palais de justice dans le vieux Montréal en 1979. Le motif était une poursuite que notre Société canadienne du Yoga de Babaji, un organisme de bienfaisance éducative à but non lucratif (pas une société religieuse), a intentée contre la ville d’Outremont pour son refus de nous accorder une exemption fiscale pour notre ashram, un appartement en triplex dans Outremont à Montréal.
Je devais témoigner à la cour durant 12 heures réparties sur trois jours pour répondre aux questions de la part des avocats de la défense à propos de ce que veut dire le Yoga et ce pour quoi notre ashram devrait avoir l’égalité de statut avec l’Église, ainsi que toutes autres institutions religieuses, et avoir droit à l’exemption d’impôts fonciers.
Après la première journée, un témoin expert, un professeur de religion de l’Université de Montréal, qui assistait les avocats représentant la ville d’Outremont, m’a dit en privé qu’il croyait être du mauvais côté. Les avocats opposants voulaient tout savoir de A à Z au sujet du Yoga et de notre façon de vivre à notre ashram. Répondre à leurs questions fut comme jouer aux échecs, ils essayaient de me conduire dans des pièges juridiques. Tous les jours, afin de me préparer à témoigner avant de me rendre en cour, je méditais sur les réponses de toutes les questions que je souhaitais qu’ils ne me posent pas.
À la fin du procès, le juge âgé a dit qu’il avait présidé à la cour pendant plus de 30 ans et qu’il n’avait jamais été aussi spirituellement inspiré. Il a dit que ce procès avait été comme un séminaire sur Dieu. Il a jugé en notre faveur, et notre ashram a pu bénéficier de l’exemption d’impôts fonciers.
Deux ans plus tard, le premier ministre Pierre-Elliott Trudeau a réussi à rapatrier une loi nord-américaine et le Canada créa sa propre Commission des droits de la personne.
Un avocat de cette nouvelle commission m’a informé qu’en gagnant cette affaire, nous avions créé un important précédent pour tout le Canada en ce qui a trait au Yoga et aux autres organisations spirituelles et religieuses alternatives.
Ces dernières décennies, le mot yoga est devenu un homographe, un mot qui a plusieurs sens. Le plus souvent, il fait référence à de l’exercice physique qui améliore la santé et diminue les effets du stress. Parce que c’est devenu un produit commercial, son sens est d’autant plus obscurci par les tentatives de se différencier dans le marché compétitif. Notre culture matérialiste, qui cherche à réifier ou objectiver toute expérience dans le but de surmonter la souffrance existentielle, a même transformé le Yoga en produit ou en service à consommer. C’est devenu une industrie de plusieurs milliards de dollars. Trop souvent, c’est même perçu par les soi-disant enseignants comme une façon comme une autre de gagner sa vie. Son sens d’origine, qu’il s’agisse du Yoga en tant que processus de purification de la perspective de l’ego ou de son but ultime, l’union avec la réalité absolue, mérite plus qu’une reconnaissance commerciale dans notre société.
Aujourd’hui, le Yoga est souvent décrit comme le Hatha Yoga. Pourtant, les postures physiques ne sont mentionnées que dans deux des 195 versets du texte qui sert de fondement au Yoga classique, les Sûtras du Yoga de Patanjali, et les postures ne représentent qu’une seule des huit branches dont parle Patanjali dans son oeuvre : (1) les yamas, ou restrictions morales et sociales incluant la non-violence, la vérité, ne pas voler, la chasteté et la non-avidité ; (2) les niyamas, ou les observances, incluant la pureté, le contentement, la pratique constante, l’étude de soi et l’abandon ; (3) les asanas, les postures physiques ; (4) le pranayama, les exercices de respiration ; (5) pratyhara, le retrait des sens ; (6) dharana, la concentration ; (7) dhyana, la méditation, ou l’art scientifique de la maîtrise du mental ; (8) samadhi, l’absorption cognitive, la réalisation du Soi, de Dieu. (note 1)
Dans ses conférences, Yogi Ramaiah a souvent répété que « le Yoga est l’aspect pratique de toutes les religions ». C’était une façon utile d’encourager quiconque à le pratiquer, peu importe ses croyances religieuses. Par ailleurs, il avait aussi défini le Yoga comme « l’art scientifique de la parfaite Union de la Vérité de Dieu ». Si ce n’était qu’une science, nous n’aurions qu’à la comprendre pour atteindre son but. Mais la nature humaine, avec tous ses défauts et ses habitudes, résiste à la transformation de ses limitations et c’est pour cela que l’on doit pratiquer « l’art » du Yoga. « L’Union » souligne l’expérience de la transcendance de l’approche matérialiste, objective et temporelle des défis existentiels et de la souffrance. Mais qu’en est-il de Dieu et la Vérité ? Ceux-ci ne sont pas des mots habituellement associés au Yoga aujourd’hui. Pourquoi ? Peut-être parce que le besoin d’attirer un plus grand nombre d’étudiants payant à l’entrée d’un studio de Yoga typique empêche les enseignants de mentionner de tels mots. De façon générale, cela s’applique à tous les termes couramment utilisés par la religion qui peuvent dissuader certains étudiants de continuer, car les préjugés contre et l’ignorance au sujet de la religion sont grands. Cela peut s’expliquer par le fait que la religion organisée a imprégné son discours d’émotions comme la peur et la culpabilité, en plus d’inquiétudes à propos du péché et du mal. Par ailleurs, l’ignorance généralisée à propos de la religion, même au sujet de la nôtre, sans parler de celles des autres, engendre la peur de l’inconnu et laisse peu de place à la discussion.
Le mot religion est habituellement utilisé comme un nom et, en tant que tel, il devient un objet. Par conséquent, si nous nous présentons comme quelqu’un qui adhère à une religion, cela crée immédiatement une barrière à la familiarité. Conséquence, aujourd’hui la religion est devenue l’une des plus grandes sources de division et de conflit sociétaux. Alors, la discorde qu’elle engendre est une cause du rejet de la religion par un nombre grandissant de gens. En Occident, les églises se vident en grand nombre. Plus les gens deviennent des consommateurs confiants dans leur habileté de choisir ce qu’ils désirent consommer, plus ils deviennent aussi confiants au sujet de ce qu’ils croient et pratiquent. Ainsi, la religion organisée se fait remplacer par la religion privée, qui est une collection personnelle de croyances et de pratiques accumulées avec le temps, qui est l’aboutissement d’une recherche individuelle à travers une variété de sources dans un but existentiel et de bien-être. Ce parcours personnel hautement individualisé suppose que « religioner », en tant que verbe, ou religieux, en tant qu’adjectif, décrit mieux les pratiques de ceux qui ont tourné le dos aux dogmes et aux mœurs sociaux de la religion organisée. « Je suis spirituel, mais pas religieux. » Mais même cette riposte, qui insinue que la religion ne peut être spirituelle, confirme l’ignorance généralisée du sens et de la pertinence de la religion.
Pour bien comprendre sa complexité, ceux qui étudient la religion l’ont définie de façons multidimensionnelles. L’une des définitions les plus appréciées provient d’un érudit contemporain, Thomas Tweed, dans son livre Crossing and Dwelling (note 2), qui écrit :
Les religions sont des confluences de courants culturels organiques qui intensifient la joie et confrontent la souffrance en s’appuyant sur les forces humaines et surhumaines pour construire des maisons et traverser les frontières. Il dédie un chapitre entier pour décortiquer chacun des mots dans la définition. Je vais essayer de résumer son explication.
Confluence est une métaphore aquatique qui indique que les religions sont des processus complexes, ou des courants, qui changent et évoluent en permanence, comme les différents courants d’une rivière. Elles ne sont pas statiques. Comme telles, nous pouvons mieux comprendre comment elles sont reliées l’une à l’autre et se transforment par le contact. Cette métaphore nous permet aussi de comprendre comment les religions sont reliées à l’économie, la société et la politique. Elles circulent aussi à travers le temps, d’une génération à l’autre, et à travers l’espace géographique, car elles sont transportées par les missionnaires et les immigrants. Elles sont à la foi individuelles et collectives. Elles circulent de façon organique, biologique, comme le fonctionnement du mental humain, incluant la perception, l’inférence et la mémoire. On doit reconnaître qu’elles incluent des interactions ou des courants complexes de contraintes organiques (neurales, physiologiques, émotionnelles et cognitives) et de médiations culturelles (linguistiques, métaphoriques ou tropiques, rituelles et matérielles). Les religions sont formées et se forment par des processus cognitifs
(croyances), moraux (valeurs) et affectifs (émotionnels). En tant que processus affectifs, les religions aident à déterminer ce que les humains veulent et ce qu’ils ressentent. En croyant et valorisant, le pratiquant offre des affirmations au sujet de la nature des choses et prescrit des codes moraux pour guider le comportement. La religion se tourne vers les tropes, surtout les énoncés analogiques, pour parler des forces surhumaines et des horizons ultimes. Les artefacts ancrent les tropes, les valeurs, les émotions et les croyances que les agences religieuses, comme les institutions, transmettent et prescrivent les règles pour leur usage. Ils peuvent inclure les habits, les objets rituels, les bâtiments sacrés et une grande variété de pratiques personnalisées, incluant les cérémonies, les prières, la salutation, le culte, la lecture, le chant, le jeûne, la danse et la méditation.
Intensifier la joie et confronter la souffrance. Cela veut dire que la religion procure le lexique, les règles et l’expression pour toutes sortes d’émotions, incluant celles considérées comme les plus positives et négatives, les plus respectées et condamnées.
La religion étiquette, prescrit et cultive certaines émotions et elle obscurcit, condamne et redirige les autres. Par exemple, dans certaines formes de chrétienté, le regret – libellé sous la culpabilité pour un péché – est considéré comme une condition nécessaire pour un revirement authentique du coeur vers Dieu. Au contraire, les praticiens du bouddhisme zen reçoivent la directive de remarquer le regret qui surgit – ou toutes autres émotions – et sont encouragés à le retirer du mental en retournant leur attention vers leur respiration.
La religion a longtemps été reconnue comme la réponse au mal. Cela inclut les espoirs et les peurs perpétuels de l’humain, l’appréhension face à la vraie misère et la terreur de la mort. Max Weber l’explique plus positivement : la religion s’occupe des imperfections de la terre. Ces imperfections incluent toutes les sources de souffrances humaines, comme la maladie, le désastre et la mort. Elle réaffirme aussi l’ordre sacré dans le cosmos face au chaos. La religion laisse les humains imaginer et augmenter les joies de rencontrer l’environnement, la beauté de la nature et les transitions du cycle de vie. Elle célèbre non seulement la naissance, mais aussi le mariage, la récolte, le lever et le coucher du soleil et la mort. Elle interprète et allège la souffrance de la vie sous toutes ses formes.
Les forces humaines et surhumaines peuvent être imaginées de différentes façons, et elles distinguent la religion des autres formes culturelles. On fait appel à elles pour intensifier la joie et éviter la souffrance humaine. Elles peuvent être imprégnées en chacun de nous en tant que potentiel, comme la kundalini, le Tao, l’image de Dieu et la nature du Bouddha, ou à l’extérieur de nous en tant qu’Être Suprême, qu’il soit personnifié ou pas.
Construire des maisons et traverser les frontières. L’une des imperfections de la vie humaine est le danger d’être désorienté. Alors, la religion nécessite que l’on prenne notre propre place et l’on se déplace dans l’espace. Charles Long a défini la religion comme l’orientation, le sens ultime ; en d’autres mots, elle nous aide à accepter l’importance suprême de notre place sur la terre. Ou de façon succincte, la religion répond à la question « Pourquoi suis-je ici ? » Les réponses à de telles questions sont biaisées, provisoires et des esquisses continuellement refaites de là où nous sommes, là où nous avons été et là où nous allons. La religion crée un sentiment d’appartenance.
Elle réserve des sites sacrés. La religion suppose des pèlerinages. Le terme « traverser les frontières » se réfère à trois catégories : terrestre (renforcement de règles spatiales sociales, incluant l’espace personnel et la propriété), corporel (transitions durant le cycle de vie) et cosmique (horizons ultimes). Ce qui est le plus important pour définir la religion, c’est qu’elle marque et traverse les frontières cosmiques dans ce que l’on pourrait imaginer comme le paradis, l’après-vie, la libération, le nirvana ou même une incarnation future plus favorable.
Une appréciation de la religion – telle que clairement définie plus haut – peut servir d’antidote ou de feuille de route alternative à l’abrutissement du matérialisme, du consumérisme, de l’individualisme, de l’hédonisme et de l’aliénation infectant la société et causant le changement climatique aujourd’hui. Alors que l’humanisme et le rationalisme scientifique rejettent la conscience comme un simple épiphénomène du cerveau, la religion affirme, avec émerveillement, le mystère de la conscience et l’esprit humain, et son potentiel pour la perfection de la nature humaine. Jésus a dit : « Soyez donc parfaits comme votre père céleste est parfait » (Mathieu 5:48). Les enseignements de sagesse de toutes les religions nous procurent une guidance philosophique sur la façon de vivre nos vies, d’éviter la souffrance et d’atteindre la perfection. Sans cette sagesse, pouvons-nous vraiment nous attendre à ce que la science et la technologie sauvent la végétation de la destruction environnementale ? Dans les traditions du Yoga et du Tantra, on retrouve aussi une technologie spirituelle ou une sadhana de pratiques disciplinées pour le praticien, le sadhaka. Celui qui les maîtrise devient un Siddha ou un être complètement parfait.
Comme mentionné dans un Journal antérieur, « Comment mesurer le progrès spirituel », notre conception de Dieu et de la religion évolue alors que la conception de notre propre identité évolue (notes 3 et 4). De quelque chose qui, au départ, est là-bas, Dieu se réalise progressivement à l’intérieur de nous en tant que « joie toujours renouvelée », dans les mots de Yogananda. La littérature de la religion nous fournit une feuille de route inspirante.
Le 33 e Parlement des religions du monde et du Yoga, en novembre 1986, fut une occasion mémorable où j’ai pris plaisir à écouter les différents points de vue au sujet de la relation entre le Yoga et la religion. Ce fut la première et la plus importante conférence sur le Yoga dans l’histoire de Montréal. J’avais déjà organisé plusieurs parlements avant celui-ci, le premier étant le 26 e à l’Université de la Californie à Los Angeles en 1970. Pour organiser celui de Montréal, j’ai consacré la majorité de mon temps libre durant une année à rencontrer les représentants de plus de 25 différentes organisations religieuses et de Yoga locaux. Plus d’un millier de personnes ont assisté à l’évènement de trois jours à l’hôtel Reine-Élizabeth dans le centre-ville. C’était ouvert au public et gratuit. Même les repas étaient offerts gratuitement. Le budget fut de plus de 10 000 $, dont je fus l’unique donateur. À la fin, en réponse à une demande de dons faite aux participants du parlement, une somme plus grande fut amassée. Cette expérience me confirma le pouvoir derrière le fait de présenter le Yoga en tant qu’offrande spirituelle et religieuse. Cela me confirma aussi que de tels rassemblements étaient de puissants antidotes contre le fanatisme, la maladie de la religion. En écoutant les présentations des ministres, des rabbins, des moines, des prêtres et des yogis, une appréciation pour les croyances religieuses et les pratiques spirituelles de chacun a grandi.
Babaji lui-même ordonna ces rassemblements à leur début en 1954, lorsque le premier eut lieu à la Société de la vie divine à Rishikesh, sous la présidence honoraire du grand Swami Sivananda. Le thème a toujours été « l’unité dans la diversité », parfaitement présenté dans La voix de Babaji : Une trilogie sur le Kriya Yoga (note 5). Yogi Ramaiah considérait notre tradition comme le Kriya Yoga Siddhantham, où Siddhantham renvoie aux enseignements des 18 Siddhas du Yoga. Cela inclut la littérature des Siddhas du Yoga, qui est remplie de concepts religieux et de pratiques. Un exemple est les yamas et les niyamas (restrictions sociales et observances) des Sûtras du Yoga de Patanjali, mentionnés au début de cet article. Tirumular a écrit « Anbu Sivam » (l’Amour est Dieu). Il a aussi résumé le théisme moniste du Yoga Siddhantham dans son célèbre proverbe « Le jiva l’âme individuelle devient Siva. » (notes 6 et 7)
En espérant que l’appréciation de la religion ainsi que son étude – incluant la littérature des Siddhas du Yoga – que ce soit individuellement ou de façon organisée, en groupe, combinée à la pratique du Yoga, va continuer de grandir et d’évoluer en chacun de vous, chers lecteurs, en sagesse et dans la joie.
1. Govindan, M. (2002). Les sûtras du Kriya Yoga de Patanjali et des Siddhas : traduction, commentaire et pratique. Saint-Étienne-de-Bolton, Québec : Les éditions du Kriya Yoga de Babaji inc. 2. Tweed, T. A. (2008). Confluences: Towards a Theory of Religion. Crossing and Dwelling: A Theory of Religion (pp. 54–79). Cambridge, MA : Harvard University Press. 3. Govindan, M. (2007). Comment mesurer le progrès spirituel ? Journal du Kriya Yoga, Vol. 14 (numéro 3), automne 2007. 4. Govindan, M. (2011). Comment évaluer notre progrès spirituel ? Dans Kriya Yoga : Réflexions sur le chemin spirituel (Troisième partie, chapitre 7). Saint- Étienne-de-Bolton, Québec : Les éditions du Kriya Yoga de Babaji inc. 5. Neelakantan, V.T., Ramaiah, S.A.A., & Babaji Nagaraj. (2010). La voix de Babaji : Une trilogie sur le Kriya Yoga. Saint-Étienne-de-Bolton, Québec : Les éditions du Kriya Yoga de Babaji inc. 6. Tirumular, Siddhar. (2010). The Tirumandiram. Saint-Étienne-de-Bolton, Québec : Les éditions du Kriya Yoga de Babaji inc. 7. Ganapathy, T.N., & Arumugam, K.R. (2008). The Yoga of Siddhar Tirumular: Essays on the Tirumandiram. Saint-Étienne-de-Bolton, Québec : Les éditions du Kriya Yoga de Babaji inc.